Sous la poussée des grains

Dans un ensemble de grains, les efforts se distribuent d’une manière bien particulière : par contact et frottement, les contraintes sont transmises grâce à un réseau de « chaînes de forces ». Dans certains cas, plusieurs grains en contact forment une voûte et abritent de petits espaces vides au sein de la matière. Ils empêchent alors les empilements de se placer dans une configuration plus compacte, et donc de se comprimer. En explorant ces phénomènes, nous découvrirons comment construire un pâté de sable supportant le poids d’un homme et, par la même occasion, un bon mur en pisé.

 

 

Les grains forment des voûtes

Les grains sont susceptibles de spontanément former des voûtes, à l’image de ces billes de verre, placées dans un cadre transparent, qui restent bloquées au-dessus d’un orifice cinq fois plus large que les billes. Au sein du matériau terre ou du béton, ces voûtes abritent des vides et s’opposent à la compaction : elles sont donc néfastes ! Plus les grains sont rugueux et à facettes, plus ces voûtes sont stables et empêchent l’empilement de se placer dans sa configuration la plus compacte. C’est pourquoi les graviers et les sables lisses et ronds donnent des bétons plus résistants, tandis que les terres qui contiennent des grains arrondis sont beaucoup plus faciles à compacter que celles contenant des graviers et des sables à facettes.

 

 

Ça bloque !

Dans une cathédrale, le poids qui s’exerce au sommet d’un arc sur la clé de voûte est repris de proche en proche sur chaque bloc. De la sorte, les forces verticales sont déviées sur les côtés et transmises dans les piliers qui supportent l’arc. Résultat : ça pousse sur les côtés ! Ces « effets de voûte » sont responsables de nombreux phénomènes de blocages. C’est ainsi que dans certaines conditions, une opération aussi simple que la pesée du sable peut se révéler hasardeuse… Placez par exemple un tube juste au-dessus d’une balance, en veillant à ce qu’il ne repose pas directement sur le plateau. Remplissez petit à petit le tube de sable, en notant l’évolution du poids. Après avoir versé un premier volume dans le tube, la balance indique, disons, 140 grammes. Ajoutez un deuxième volume identique : la balance indique 160 grammes au lieu de 280 ! À partir du troisième volume, l’indication reste mystérieusement inchangée. On peut remplir le tube en entier avec 2 kilogrammes de grains, rien n’y fait, le poids mesuré n’évolue plus et la balance semble bloquée.

La raison en est simple : à l’intérieur du tube, les grains forment des chaînes de contact. Les forces existantes dans l’empilement ont tendance à se redistribuer vers les parois latérales, plutôt que de se diriger vers le bas, de sorte que le poids du sable n’est pas transmis jusqu’au plateau de la balance. Il est dévié vers les parois du tube, qui, par frottement, en supportent une partie. Ainsi, seule une petite partie des grains contribue à la masse apparente. La balance n’est soumise qu’au poids des grains les plus proches situés à une hauteur inférieure au diamètre du tube approximativement. Le frottement des grains contre les parois joue un rôle essentiel et amplifie les effets de voûte. Les silos à grains, par exemple, doivent être conçus pour résister aux poussées horizontales. Ces dernières sont toutefois beaucoup moins importantes que dans le cas des liquides, car la pression est alors fonction de toute la hauteur du liquide et s’exerce de manière égale dans toutes les directions. Si la terre se comportait intégralement comme un liquide, les coffrages devraient être énormément plus résistants !

 

 

Dans la matière en grains, cette composante horizontale est limitée, grosso modo, au poids des grains sur une hauteur égale au diamètre du silo, et aux efforts de tassement imposés moins d’un diamètre au-dessus. Il faut donc prendre la précaution tout simplement de ne pas concevoir des silos de trop grand diamètre pour une hauteur donnée. Une autre manière de mettre en évidence les phénomènes de blocage, dus aux effets de voûte, est de remplir de sable sec un récipient cylindrique au centre duquel un bâton a été placé : quand on essaie de le retirer du tube, le bâton reste alors bloqué comme dans un bloc de béton. C’est encore une fois la formation entre le tube et le bâton d’une succession de petits arcs, de concavité dirigée vers le bas, qui explique ce résultat étonnant. Les deux extrémités des arches sont solidement arrimées par frottement sec, aussi bien sur la surface externe du bâton que sur la paroi interne du tube. Ces structures opposent une grande résistance lorsqu’on exerce sur le bâton une traction verticale de bas en haut, car il en résulte une compression supplémentaire des arches. Or cette compression se révèle impossible, les grains étant particulièrement résistants à divers modes de déformation.

 

 

 

Utiliser des grains ronds pour construire

Pour construire en terre, privilégiez des sables et des graviers lisses et ronds plutôt que des grains anguleux : ces derniers forment des voûtes beaucoup plus stables qui empêchent de compacter la matière ! Or la forme des grains dépend de leur histoire géologique. Au cours de leur transport par les glaciers, le vent et les cours d’eau, les grains s’émoussent et s’arrondissent, à l’image des galets de rivière. Les alluvions fluvioglaciaires et les dépôts éoliens constituent par exemple d’excellents matériaux de construction. Ces terres sont en effet beaucoup plus faciles à compacter. Même à l’état de pâte (plastique), il se forme beaucoup moins de grands pores à l’intérieur du matériau. La logique est la même pour le béton de ciment.
 

 

Les chaînes de force

Les arcs et les voûtes décrits précédemment ne sont que la partie visible d’un ensemble de réseaux de contacts entre les grains. C’est par ce réseau que vont se propager et se distribuer les forces dans la matière. Les chaînes de forces sont invisibles, mais il est cependant possible de les matérialiser, grâce à la technique dite de « photoélasticimétrie ». Placé dans un faisceau d’une lumière particulière (la lumière polarisée), un matériau « photoélastique » change en effet de couleur quand on lui impose une contrainte. En préférant au sable des grains plats taillés dans un tel matériau, nous voilà enfin capable d’observer ce qu’il se passe à l’intérieur d’un empilement granulaire. La « photoélasticimétrie » montre que les chaînes de forces dirigent en partie l’effort vertical en direction des parois. Imaginez que ces grains représentent du béton dans un coffrage, et vous comprendrez pourquoi couler ce matériau ne peut se faire qu’avec des coffrages résistants : une fraction du poids du béton est déviée à l’horizontale dans le coffrage. Autrement dit, ça pousse ! Lors de la mise en oeuvre du pisé, de la même façon, les coups verticaux du pisoir qui compactent la terre sont partiellement dirigés dans les coffrages. Ceux-ci doivent être suffisamment résistants pour vaincre ces poussées horizontales. L’effort de compaction vertical disparaît ainsi partiellement sur les côtés : les chaînes de forces ne parviennent pas jusqu’en bas car elles se dissipent sur les bords. C’est pourquoi le pisé se met en œuvre en compactant de fines couches de terre. Si l’épaisseur de terre est trop importante, au moment de l’impact aucune force de compression n’est transmise jusqu’au bas de la couche, qui n’est alors pas compactée.